Il y a une vingtaine d’années, le président de la République française aimait à répéter, à la suite de Cervantes, qu’il faut « laisser le temps au temps » pour dire que la précipitation est mauvaise conseillère et que les conséquences de l’action doivent être envisagées avant d’agir.
En ce temps là, point de réseaux sociaux, de tweets, de MMS, de smartphones…sinon les premiers balbutiements de mails pour les plus avancés. L’entreprise, de structure pyramidale, était sous contrôle ; la planification permettait de faire des plans à long terme ; la mondialisation se dessinait à peine. On parlait bien d’informatique, réservée à des spécialistes, mais pas encore de systèmes d’information. La sphère privée, à l’abri de l’indiscrétion numérique, restait sous contrôle.
C’est avec la campagne de communication sur le risque de bug informatique au 1er janvier 2000 que le grand public prend conscience de l’impact du numérique dans sa vie quotidienne. Mais il s’agit alors seulement de risques techniques (pannes d’appareils électroniques) sans incidences sur les données personnelles. Puis vient le bijou dont tout le monde rêvait, le téléphone portable, héraut du tsunami numérique qui en quelques années (une goutte d’eau à l’échelle des mutations sociétales) envahit notre quotidien et offre à chacun un accès sans limite à cette boîte à outils dont la facilité d’utilisation est déconcertante. Tous ces nouveaux supports instaurent une communication en temps réel, qui se révèle efficace mais qui trace sans concession, sans limite et sans droit à l’oubli.
Boostées par les outils numériques du quotidien, les mauvaises pratiques individuelles se répercutent comme une traînée de poudre dans l’entreprise numérique avec, de plus, une perméabilité toujours plus grande des sphères personnelles et professionnelles ! On pensait que l’entreprise était un lieu d’apprentissage pour le collaborateur. Peut-être encore, mais sur le plan des technologies, la sphère personnelle a largement dépassé la sphère professionnelle. L’entreprise en sort fragilisée.
Une des conséquences de l’entreprise numérique ouverte (chaque collaborateur produit et reçoit des données non structurées), est la production incontrôlée de traces numériques.
À partir du moment où les traces sont produites, elles seront facilement reproduites, conservées, peut-être détruites mais comment le contrôler ?
La première difficulté est humaine : faire prendre conscience aux collaborateurs que la nouvelle donne de l’équation numérique (outils puissants, accessibles à tous et à la production instantanée diffusée à l’infini) a pour corollaire une traçabilité totale, mais souvent incontrôlée, des actions réalisées.
La deuxième difficulté touche aux organisations car les flux documentaires sont sans limites. Comment identifier les traces à conserver et à détruire? Trop souvent, personne n’est chargé d’identifier le risque que pourra générer demain le document créé ; en pratique, on ne juge d’une action que quand on peut en mesurer les conséquences.
L’archivage managérial a pour objectif de définir les règles du jeu pour que l’entreprise conserve et détruise à bon escient les traces, créées et reçues par les collaborateurs, dont elle aura peut-être besoin demain pour défendre ses intérêts. Ce temps différé de l’usage est la spécificité de l’archivage et l’enjeu majeur de l’archivage managérial.
Or, le numérique provoque une collision entre temps différé et temps réel. Le temps réel imposé par le monde numérique ne laisse plus le temps de prendre le temps. Les maîtres mots sont court terme et immédiateté. On agit dans l’instant sans mettre son geste en perspective.
Depuis ses origines l’homme utilise les traces. Il y a quelques millénaires il le faisait pour assurer sa survie, lorsqu’il chassait sur les pas des animaux. Plus tard il a voulu témoigner de son époque par des écrits ou comme bâtisseur… À l’inverse le malfrat a toujours eu pour priorité d’effacer ses traces, même si la technologie d’aujourd’hui (ADN) souvent le rattrape.
L’enjeu désormais n’est plus seulement dans la bonne gestion des traces produites mais dans le contrôle de la production des traces. Car il est plus simple de prendre le temps de laisser, ou de ne pas laisser de traces, que de tenter d’effacer des traces numériques malencontreuses. Grandeur et servitude du numérique : tout est possible, à l’exception du droit à l’oubli.
Il est symptomatique qu’une des dernières décisions de l’Élysée soit d’inviter les ministres à laisser leur téléphone portable à la porte de la salle du conseil des ministres, afin qu’ils soient « plus concentrés » quand ils discutent des affaires de l’État.
Serait-ce un signe d’une salutaire prise de conscience ?