Comme le rappelait Daniel Colas lors de la dernière rencontre du CR2PA (le 30 juin dernier chez LCL), l’expression « document engageant » s’est imposée naturellement au CR2PA lors de la préparation du livre blanc « L’archivage des mails, ou les utilisateurs face aux mails qui engagent l’entreprise ».
À la même époque (fin 2008), à l’écoute des mots utilisés dans la vraie vie, dans les entreprises, par les personnes confrontées aux enjeux de l’archivage, j’avais capté de mon côté la récurrence de ce même terme : « ces documents nous engagent », « ces documents sont engageants », me disaient mes interlocuteurs.
Car tous les documents (informations sur un support) issus des processus et activités d’une entreprise ne se valent pas. Certains sont plus souvent consultés que d’autres et doivent être immédiatement accessibles. Certains sont confidentiels et leur accès doit être contrôlé. Et certains doivent être conservés dans le temps, quelques années ou quelques décennies parce qu’ils pourraient faire défaut le jour où on aura besoin de connaître l’information unique qu’ils contiennent ou qu’on aura besoin de les exhiber comme preuve face à un tiers. Pour qualifier ce dernier sous-ensemble de document à conserver dans le temps pour des raisons de réutilisation, l’adjectif « engageant » s’avère le plus efficace pour une approche générale, engageant dans un sens élargi.
L’expression « documents engageants » englobe plusieurs valeurs de documents :
- les documents contractuels, au premier chef, car ils engagent contractuellement,
- les décisions car une entreprise est comptable de ses décisions devant ses dirigeants, ses clients, ses clients, ses collaborateurs, les générations à venir, etc.,
- les documents internes qui contiennent des informations stratégiques, au plan politique, commercial, technique, de recherche, etc.,
- les traces des faits et gestes réalisés au nom de l’entreprise ou la visant (entrées et sorties d’informations, connexions à des sites, enregistrements divers). Une base de données ou un registre, figé à une certaine date, constitue un document.
Le point commun de tous ces documents est qu’ils engagent la responsabilité de leur propriétaire (au sens juridique). Le propriétaire, c’est l’entreprise, l’entité qui a droit de vie et de mort sur eux. Ils sont tous visés par ce choix qui doit être fait de les conserver ou de les détruire, autrement dit de les archiver ou de ne pas les archiver et de les gérer tout au long de leur cycle de vie. Il convient de préciser que si tel ou tel document faisait défaut, cela engendrerait un risque pour l’entreprise : risque juridique, risque financier, risque médiatique, risque moral…
Identifier ces documents qui engagent l’entreprise (dans l’acception la plus large), c’est le rôle des différents responsables de l’entreprise et, au final, de chaque collaborateur dans son travail quotidien. Le management doit définir et valider les règles de conservation des documents engageants ; les collaborateurs doivent les appliquer. Il faut préciser que la responsabilité du management est de veiller à la qualité des documents qui tracent des actions engageantes. Il faut se préoccuper de la qualité formelle des documents (complétude, précision, fixité, métadonnées…) sur lesquels on veut pouvoir s’appuyer plus tard, comme preuve ou référence incontestable.
C’est cette démarche que l’on nomme archivage managérial : anticiper ce qu’il faudra archiver, veiller à sa qualité, accompagner son cycle de vie par de bonnes règles dont la mise en œuvre est confiée à de bons outils. L’archivage managérial s’oppose à l’archivage purement logistique (on stocke les boîtes de documents accumulés là par on ne sait qui), à l’archivage électronique (approche par le support) et à l’archivage historique (tri a posteriori pour la constitution d’une mémoire patrimoniale).
L’archivage managérial, ainsi défini, se rapproche de la démarche anglo-saxonne de records management. Le records management fait l’objet d’une norme ISO (ISO 15489) qui le définit ainsi : « Fonction chargée du contrôle rigoureux et systématique de la production, réception, conservation, utilisation et sort final des documents engageants, ainsi que des processus de capture et de maintenance des traces probantes et documentées de l’activité d’une entreprise ou d’un organisme. » (traduction MAC).
Cette norme définit aussi, naturellement, ce qu’est un « record », terme délicat à traduire en français parce qu’il n’a pas d’équivalent évident, bien qu’on l’ait traduit par « archives » pendant des siècles sans se poser de questions. Les archives ont aujourd’hui une connotation vieillotte ou historique, les qualiticiens parlent depuis trente ans « d’enregistrements », certains archivistes (reniement des archives ?) parlent de « documents d’activité » ce qui veut tout dire donc ne veut rien dire, etc., tandis que les informaticiens utilisent le mot archives pour désigner un fichier compressé… Une mère poule aurait du mal à y retrouver ses petits ! Le fait est que le terme « record » est aujourd’hui difficile à appréhender car, même pour les Anglo-saxons, il revêt plusieurs sens.
La norme ISO 15489 définit les « records » ainsi : « information created, received, and maintained as evidence and information by an organization or person, in pursuance of legal obligations or in the transaction of business”, soit « documents créés, reçus ou préservés à titre de preuve et d’information par une personne physique ou morale dans l’exercice de ses obligations légales ou la conduite de son activité » (traduction AFNOR 2001, à laquelle j’ai contribué à l’époque).
Cette définition me convenait assez bien jusqu’à il y a peu, pour définir les mots ou expressions « document à archiver », « document archivé », « document d’archives », « archives », « document engageant » ou « trace », selon le contexte (à noter que la traduction française de la norme ICA-Req / ISO 16175 utilise ainsi plusieurs traductions en parallèle et que le texte n’en est que plus clair).
Mais, relisant récemment quelques réflexions (en anglais), sur le sens du mot « record », notamment sous la plus de Luciana Duranti, j’en suis venue à me dire que cette définition d’ISO 15489 n’était finalement pas si séduisante. Je la trouve aujourd’hui trop descriptive de l’objet « record », trop analytique, trop énumérative (et/ou)… Le risque que le document permet de contrer (par une production et une conservation appropriées) ne ressort pas ; or, c’est bien ce risque qui est au centre de tout pour celui qui détient, possède ou gère le document.
C’est pourquoi j’ai proposé une nouvelle définition pour tout document concerné par l’archivage (« record » ou « document engageant ») dans un billet intitulé « What is a record ? » In Nine Points, publié sur Linkedin : ailleurs
« La trace écrite d’une action qui engage la responsabilité et dont la mauvaise maîtrise (conservation, accès) engendre un risque ». Que je traduis ainsi en anglais: “The written byproduct of an accountable action, the mismanagement (retention/preservation and access) of which put you at risk”.
Le débat n’est pas clos…