La mésaventure subie la semaine dernière par le photographe Daniel Mordzinski, dont les 50000 clichés de toute une vie de photographie ont été détruits dans les locaux du journal Le Monde sans crier « gare », est paradoxalement assez cocasse car les journalistes qui la relatent mettent plus ou moins consciemment en évidence les ingrédients d’un bon archivage…. dont aucun n’a été respecté !
Chronologie de l’affaire d’après les sites du Point, Mediapart et LCI :
Il y a un peu plus de dix ans, un accord passé entre El País et Le Monde prévoit que le correspondant du journal espagnol soit hébergé dans « un espace du septième étage » du Monde.
Le photographe Daniel Mordzinski en vient à stocker dans l’armoire de Miguel Mora, le correspondant en France d’El País, ses négatifs et ses diapositives originales ([es articles des journaux ne disent pas depuis quand].
Début mars2013, dans le cadre de l’installation d’un nouveau collaborateur, un agent d’entretien vide ladite armoire qui devrait servir de rangement au nouvel arrivant.
Le 7 mars 2013, Miguel Mora découvre que l’armoire a été vidée de son contenu lequel a été détruit.
Le photographe est peiné et indigné : personne ne l’a averti !
Le journal déplore l’incident mais souligne que les clichés étaient entreposés là sans son aval : « aucun accord contractuel n’a jamais existé entre Le Monde et El Pais prévoyant que Daniel Mordzinski puisse stocker ses archives dans les locaux du Monde ».
Le photographe proteste en invoquant l’hébergement contractuel du correspondant d’El País…
Le Monde rétorque que le photographe a « décidé d’entreposer ses archives au siège du journal sans en avertir quiconque au Monde ».
Se voulant conciliant, le journal propose d’étudier de quelles manières les archives manquantes pouvaient être reconstituées.
Commentaire
Mis à part la douleur légitime de l’intéressé devant l’irrémédiable, il est vraiment amusant de voir les mots utilisés pour rapporter cette histoire: archives, conservation, stockage, destruction, contrat, accord, aval, avertir…
D’abord les aspects contractuels et les responsabilités :
- un contrat d’hébergement de l’activité et de la personne qui l’exerce ne vise pas de facto les archives résultant de l’activité ; si vous louez une place de parking pour votre voiture, cela ne comprend pas de facto l’entretien de la voiture ; c’est un service spécifique ; de même, la location d’un bureau n’entraîne pas de facto la conservation des documents qu’on y produit ou qu’on y gère;
- le fait de ne pas prévenir la personne qui utilise une armoire de son affectation à un autre usage sous-entend que le meuble en question est censé avoir une fonction ordinaire et que, en l’occurrence, la valeur extra-ordinaire de son contenu n’a pas été identifiée officiellement ;
- le fait de ne pas avoir prévenu la direction générale (et les services qui en dépendent) de l’existence de ces archives extra-ordinaires met en évidence la confiance naïve du propriétaire dans la gestion de ses biens ;
- l’ensemble de la mésaventure illustre combien, dans notre bonne société actuelle, il est utile de cadrer juridiquement les choses car compter sur le fait qu’on vous préviendra forcément s’il arrive quelque chose, c’était dans le temps.
Ensuite le processus d’archivage : on comprend que les clichés étaient là ; on ne sait pas quand ils sont arrivés, qui en était responsable, qui le savait, qui était censé le savoir, qui était censé les mettre en sécurité en cas d’incendie de l’immeuble, sans doute personne. En fait, ces archives n’étaient pas archivées ! Si elles l’avaient été, elles auraient été identifiées comme telles, on leur aurait associé des règles de gestion, on les aurait rattachées à une procédure de protection du patrimoine.
Si on pouvait facilement, ou même difficilement moyennant finances, reconstituer des archives originales et uniques (redondances) qui ont été détruites, ça se saurait.
Dernière remarque : le manutentionnaire qui a vidé l’armoire et a conduit son contenu vers le cimetière des photographies est peut-être nouveau ; peut-être exerçait-il précédemment dans un service de comptabilité où l’on détruit les documents de plus de 10 ans ? Ou bien travaillait-il dans un grand magasin de meubles où le mobilier de démonstration contient généralement des boîtes vides ou de fausses reliures, et il a transposé au bureau des photographes de presse le principe logistique : c’est le contenant qui compte et non le contenu ? Sans ordre spécifique dans une situation donnée, on applique par défaut le procédé utilisé dans la situation précédente, c’est que j’ai appelé naguère le syndrome d’Épaminondas.
La linguistique n’est peut-être pas totalement étrangère à cette affaire quand on sait que l’armoire de rangement, en espagnol (langue de Daniel Mordzinski) s’appelle : un archivador.
Si ces clichés ont réellement été détruits, c’est bien triste pour Daniel Mordzinski et son public, mais ne vous en faites pas, ce genre d’histoire, ça n’arrive qu’aux autres !
Puisse cette histoire servir néanmoins de leçon ; ce serait un effet positif de tous ces négatifs…